Les autres ouvriers suivaient
attentivement la scène, les yeux braqués sur Nick, puis sur Vince, puis Baker, puis
la même chose en sens contraire, comme s’ils suivaient une sorte de partie de
tennis à trois, passablement complexe à en juger par leur expression. L’un d’eux
cracha un long filet de tabac à chiquer Honey Cut dans la sciure fraîche et s’essuya
le menton du revers de la main.
Baker saisit Vince Hogan par le
bras, un bras mou et bronzé, et le tira vers lui.
– Hé ! qu’est-ce qui t’arrive,
Big John ?
Baker se tourna vers Nick pour qu’il
puisse voir ses lèvres.
– Il était avec les autres ?
Nick hocha la tête sans
hésitation et montra Vince du doigt.
– Qu’est-ce qui se passe ?
protesta encore Vince. Je ne connais pas ce petit connard, juré craché.
– Alors, comment tu sais que
c’est un connard ? Allez, Vince, je t’emmène faire un petit tour à l’ombre.
Bien gentiment. Tu peux envoyer un gars chercher ta brosse à dents.
Vince râlait quand le shérif le
fit asseoir dans la camionnette. Il râlait encore sur le chemin du retour. Il
râlait toujours quand le shérif le boucla derrière les barreaux et le laissa
mijoter quelques heures dans son jus. Et Baker n’avait pas pris la peine de lui
expliquer que tout ce qu’il dirait pourrait être retenu contre lui.
– Ça l’aurait embrouillé, avait-il
dit à Nick.
Quand Baker était revenu, aux
alentours de midi, Vince avait trop faim et trop peur pour continuer à râler. Et
il avait tout craché.
Mike Childress était au trou sur
le coup d’une heure, et Baker avait pincé Billy Warner chez lui au moment où il
chargeait le coffre de sa vieille Chrysler pour partir en balade – pour un bon
bout de temps, à voir toutes ces valises et ces boîtes de carton remplies de
bouteilles. Mais quelqu’un avait prévenu Ray Booth, et Ray avait eu le bon sens
de se remuer les pieds un peu plus vite.
Baker emmena Nick chez lui où sa
femme l’invita à partager leur dîner. Dans la voiture, Nick avait écrit sur son
bloc-notes : « Je suis sûr que c’est son frère. Je regrette. Comment
est-ce qu’elle prend ça ? »
– Ça se tassera, répondit
Baker d’une voix presque officielle, très sérieux derrière son volant. Elle a
sans doute un peu pleuré, mais elle connaît son frère. Et elle sait bien qu’on
choisit pas sa famille.
Jane Baker était une jolie petite
femme. De fait, elle avait pleuré. Nick se sentit mal à l’aise en voyant ses
yeux cernés. Mais elle lui serra la main amicalement et lui dit :
– Je suis bien contente de
faire votre connaissance, Nick. Et je m’excuse vraiment pour tous vos problèmes.
Je me sens responsable, vous savez.
Nick fit signe qu’il avait
compris et commença à se dandiner d’une jambe sur l’autre, affreusement gêné.
– Je lui ai donné du boulot,
expliqua Baker à sa femme. Le poste est un vrai bordel depuis que Bradley est
parti à Little Rock. Il pourra faire de la peinture, mettre un peu d’ordre. De
toute façon, il va falloir qu’il reste par ici un petit bout de temps – pour le…
tu sais…
– Le procès, oui
répondit-elle.
Un instant le silence fut si lourd
que même Nick en fut mal à l’aise.
– J’espère que vous aimez le
jambon, Nick, reprit la jeune femme avec une gaieté un peu forcée. Parce que c’est
tout ce qu’il y a, avec un peu de maïs et de la salade de chou. Ma salade de
chou ne sera jamais aussi bonne que celle que lui faisait sa mère. C’est ce qu’il
dit, en tout cas.
Nick se frotta le ventre et
sourit.
Au dessert (tarte aux fraises – Nick,
qui n’avait pas tellement mangé ces dernières semaines, en prit deux parts), Jane
Baker dit à son mari :
– Ton rhume n’a pas l’air d’aller
mieux. Tu travailles trop. Et tu as un appétit d’oiseau.
Baker regarda son assiette d’un
air coupable, puis haussa les épaules.
– Je peux bien perdre
quelques kilos, dit-il en palpant son double menton.